Interview – Emily Jane White

Publié par  le 4 octobre 2023. Exitmusik.


Emily Jane White est une exception musicale, par ses textures vocales éthérées et ses remarquables atmosphères fantomatiques. Une série d’ingrédients se combinant pour produire une musique dont l’ascension graduelle depuis 2007 lui confère un statut de musicienne authentique, d’une humilité rare. Peu d’artistes prennent le risque d’exprimer avec autant de personnalité leur propre univers. Dans Alluvion sorti en 2022, chaque chanson est une mise en garde sur les temps troubles qui viennent. Outre le thème de l’imminence d’une catastrophe mondiale, Emily Jane White s’interroge sur l’accélération de l’unification de la marchandise. Au-delà du traditionalisme dont le folk est connoté, Emily évoque des thèmes larges et universels. Ses compositions symbolisent les multiples transformations de la matière solide ou liquide mais également le morphisme de la conscience humaine en lien avec le biotope, berceau de tout ce qui est vie. Immanent Fire était déjà en soi annonciateur de la fragilité et la multiplicité des dimensions de ce monde, They Moved In Shadow All Together incarnait la métempsychose de l’âme, la personnalisation de la substance spirituelle faite chair. Alluvion est en quelque sorte l’assemblage de tous ces éléments.
Chez Emily, les mots sont chevillés au corps, sa guitare ou son piano sont comme un prolongement d’elle-même.

« Quand j’ai commencé à chanter, je l’admets humblement, pendant des années, j’ignorais comment et quelle était ma voix. M’exercer à chanter a nécessité un certain temps. »


                                                    © Francesco Echo

Quel est le premier souvenir qui t’a lié et introduit à la musique ? Avec quels albums as-tu grandi ?
De mes lointains souvenirs, j’écoutais la plupart des disques de mes parents dont Bob Dylan, Cream et beaucoup de musique issues des années 60. Et lorsqu’on me questionne sur ce sujet, je reviens régulièrement sur le disque de Tori Amos, Under the Pink, qui m’a initié à l’art de la composition. Cet album m’a beaucoup apporté. J’ai grandi dans une petite ville où il n’y avait pas encore Internet, et par l’intermédiaire des radios, je m’isolais pour écouter de la musique, ensuite la chaine MTV est arrivée.

As-tu suffisamment eu de temps pour lire des livres qui t’ont influencée dans ton enfance ?
Oui, comme la plupart des jeunes, j’ai lu des classiques, mais mon auteur préféré est Cormac McCarthy dont l’écriture remarquable m’a profondément touchée. Je n’ai pas lu l’intégralité de ses œuvres, mais beaucoup restent encore aujourd’hui des références. Ensuite, je me suis penchée sur des auteurs de littérature gothique, comme Charlotte Gilman dont l’écriture hantée sort des canons littéraires. Certains livres m’ont aussi inspirée, c’est notamment le cas de Jane Eyre et Les Hauts de Hurlevent, d’Emily Brontë. Plus récemment, j’ai beaucoup aimé Toni Morrison. Ce qui est intéressant, c’est qu’en écrivant des chansons, je suis plutôt attirée par la non-fiction. J’aime lire, apprendre des choses, avoir des connaissances sur la nature, la biologie, comprendre comment cet univers fonctionne.

J’aime beaucoup le lien que tu fais avec la nature, son langage, et notre place dans la biosphère, d’ailleurs comment extériorises-tu les signaux que tu perçois ?
La plupart des évènements liées à l’actualité m’affectent particulièrement, je reste connectée malgré tout à la réalité, en ayant toujours un aperçu de ce qui se passe depuis une variété d’endroits différents à l’échelle internationale. Mes deux derniers albums sont imprégnés de tout cela, c’est une thématique globale, pas seulement cantonnée aux Etats-Unis. J’essaie de métaboliser tout cela dans un stockage interne qui se trouve dans ma tête. Inévitablement, cela ressort dans l’écriture de mes chansons. Il reste toujours un élément de mystère total avec l’information, je me suis habituée à utiliser différentes sources pour m’informer, pour apprendre et m’inspirer, cela reflète une interprétation plus large. ll existe cette relation avec l’extérieur et l’intérieur de soi qui sont différents et se pose alors la question : quelle décision prendre entre ces deux milieux ? Si je comprends bien ta question, comment je modèle ces sonorités pour leur donner une signification particulière ? En général, j’écris au piano, d’ailleurs j’oriente les formes des mots au travers du clavier. Je travaille avec mes amis, dont Anton Patzner, qui est un conseiller et un producteur exceptionnel. Je lui apporte mes chansons, ensuite nous façonnons ensemble la production en formation de groupe. Les derniers albums sont très organiques, c’est une méthode assez old school mais efficace. C’est une coopération et un excellent outil d’écriture.

Justement à partir de quel instrument composes-tu tes chansons ?
La voix au départ et aussi, je ne sais pas si tu connais, l’autoharpe, c’est amusant comme on peut facilement jouer différents accords et moduler le chant dessus.

Comment as-tu perfectionné ton talent de chanteuse ? J’entends par là, que ta voix est comme un souffle naturel.
Quand j’ai commencé à chanter, je l’admets humblement, pendant des années, j’ignorais comment et quelle était ma voix. Le fait de continuer à écrire correctement des chansons n’a jamais été un problème, à partir de là, c’est devenu facile et c’est quelque chose qui m’a toujours attirée dès mon plus jeune âge. M’exercer à chanter a nécessité un certain temps. Je suis reconnaissante d’avoir eu le temps de pouvoir sortir plusieurs albums et de trouver mes marques, d’affirmer ainsi et développer ma voix au fil des années.

Le poète Charles Baudelaire associait mélancolie et beauté. Comment définiriez-vous cette complémentarité ?
J’aime toujours aborder cette facette, et au fil du temps, j’ai toujours trouvé de la beauté aux choses tristes. J’ai toujours été intéressée par les cycles de la vie, de la réincarnation, cela peut être terrifiant, le concept de la mort se présente sous différentes formes à mesure que nous évoluons dans le temps. J’ai intégré tout cela dans mon écriture, mais pendant les premières années, j’étais considérée comme une simple artiste folk avec une guitare acoustique, le public a été surpris par la façade et pris à revers par la nature mélancolique de mes compositions. Il m’est arrivée de me tromper sur ce sujet en voulant approfondir la thématique vers quelque chose de plus sinistre. Mais plutôt que de voir tout en noir et blanc, on perçoit les nuances de gris, au milieu des formes. Je suis moi-même mélancolique et je vois le monde de cette façon, sans être pour autant déprimée. J’ai certainement lutté contre la dépression pendant la majeure partie de ma vie. Je dirais qu’à ce stade de ma vie, je me situe en quelque sorte au tout début. J’aborde la quarantaine de cette manière.

« Nous essayons de déterminer quand le prochain album sortira, probablement pour 2024 avec un autre label, plus proche du metal. »


Alluvion combine des sujets autour de la nature et des tensions géopolitiques, qu’est-ce qui a déclenché cet ensemble indissociable ?
De manière progressive, Alluvion décrit ces petites quantités de sable qui s’amoncellent par l’effet de la marée, pour créer plus de terre, un amas de matière. J’ai écrit Alluvion pendant la pandémie, et je me suis sentie concernée par le sentiment intrinsèque de perte et de chagrin, certaines personnes n’avaient pas le temps de faire leur deuil. À côté de cela, les évènements dramatiques se poursuivaient partout dans le monde. La vie antérieure à la pandémie est en train de disparaître, nous sommes entrés dans une nouvelle phase, avec un flux constant de changements qui se produit tout le temps, ce qui est emporté par le flux revient sous une autre forme. La culture occidentale qui était considérée comme païenne, du simple fait de se livrer à des rites d’adoration envers la nature, tout comme le concept de Dieu vivant en chacun de nous, mais aussi dans chaque arbre, chaque fleur, cela a perdu tout son sens en terme de transcendance. Ce qui s’est produit avec la transition entre le féodalisme et le capitalisme, c’est cette fragmentation et cette fracture des croyances holistiques, comme si la terre était en quelque sorte considérée comme un objet connecté, où tout est exploité à outrance. Nous vivons dans un capitalisme qui est arrivé à un stade très avancé. Durant la pandémie, certains écosystèmes ont eu le temps de guérir et de se régénérer, certains animaux en voie de disparition sont même sortis de leur cachette.

Travailles-tu sur un nouvel album ? Je serais curieux de savoir si tes futures compositions seront axées autour du synthé, d’ailleurs Sonicdragao qui avait écrit la chronique de Alluvion, pose en parallèle une question : vas-tu garder le fingerpicking caractéristique de ton répertoire ?
Quand j’écris une chanson, j’utilise le fingerpicking, mais au moment d’enregistrer, il arrive parfois qu’on l’élimine du résultat final. Tu sais, selon mon inspiration, j’aime faire quelque chose de différent pour chaque album, je ne sais pas si je réussirai à continuer à varier à long terme, mais le prochain disque sonnera plus électrique.

Je trouve que Talitres a fait une bonne promotion pour la sortie de Alluvion et même pour le précédent album. Aussi bizarrement que cela puisse paraitre, malgré le fait que tu aies un public en France, la presse ne relate que très peu tes activités.
Je n’ai pas fait beaucoup d’interviews pour Alluvion, et même si on remonte à seize années, très peu ont été données à la presse française. Il y a eu tellement de sorties d’albums dans un laps de temps très court, tout avait été retardé. Et le public qui avait déserté les salles de concerts, revenait timidement. Alluvion n’a pas attiré autant d’attention que dans le passé. Cette interview est bienvenue pour justement en parler, et j’aime l’idée que Exit Musik soit, d’une certaine manière, la sœur de new Noise en terme de médias, c’est vraiment une opportunité rare.

As tu une setlist prédéfinie pour la scène ou adaptes-tu tes chansons selon le lieu et les conditions où tu vas te produire ?
Les deux derniers albums ont beaucoup été joués en trio sur scène, mais souvent dans un ordre différent. Pour renforcer le son sur scène, on utilise quelques pistes d’accompagnement, ça facilite les choses au niveau technique, c’est une manière de restituer l’univers des enregistrements studios, mais j’aimerais faire une tournée avec une musique plus organique autour d’un groupe plus large, ce qui implique une infrastructure plus conséquente. Je suis assez impatiente de rejouer sur scène, nous essayons de déterminer quand le prochain album sortira, probablement pour 2024 avec un autre label, plus proche du métal. J’avais joué en ouverture de Candlemass en Février 2023 et j’en garde un excellent souvenir, j’ai le sentiment qu’une fanbase s’est constituée aux Etats-Unis. J’ai vu Lingua Ignota à Oakland à ses débuts, lors de la sortie de son premier album, elle jouait dans des salles minuscules, c’était vraiment incroyable. J’ai le souvenir d’être passée en 2008 au Rockstore de Montpellier, et le concert à la Boule Noire à Paris reste également à ce jour un grand moment.

Entretien réalisé par Franck Irle



 

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